Je suis éveillé,
je ne dors pas : le sommeil m'a abandonné, l'angoisse m'a
saisie. Au-dessus et en-dessous de ma couche, j'entends remuer les
autres. Une trentaine de
Gladiatores, de combattants rituels, hommes
et femmes voués à une mort factice et préprogrammée
selon des règles précises en Arène. Certains
dorment, d'autres prient... Il y a plus d'hommes que de femmes :
cette pensée futile et pourtant réconfortante, allez
savoir pourquoi, me traverse l'esprit et éloigne un instant
l'angoisse des combats rituels. Mais ma peur revient vite...
Il faut dire que je suis
l'un des
Gladiatores les plus bas dans l'échelle de valeurs
qui régit nos combats. Il m'arrive donc plus souvent qu'à
mon tour de tomber sous les coups de combattants ou combattantes plus
aguerris que moi. Je me suis d'ailleurs fait une spécialité
de ces morts inutiles afin de distraire les spectateurs de ces joutes
: je tache de tomber systématiquement à genoux sur le
vert gazon des Arènes... me tenant les entrailles ou la tête,
cela dépend des adversaires que j'ai à affronter...
Généralement le combat dure peu : je n'ai que peu de
chances de le remporter de toute façon alors autant perdre
vite et avec style !
Parfois je rêve...
Durant les longues heures d'attentes entre deux séances de
joutes, je me vois triompher de grands guerriers, de souveraines ou de
souverains... Je me vois même faire remporter la joute à mon
équipe, être porté en triomphe par mes autres
camarades désignés par le sort pour combattre à
mes côtés. Mais ce n'est qu'un rêve : autant
approfondir mes manières de succomber plutôt que de
songer à de telles chimères...
Je n'ai pas choisi ce
métier, et je n'ai pas choisi non plus mon rang ou mon nom,
«
Seven ». Je subis les rounds de combat chaque
jour de joute avec une résignation réelle, sans aucune
envie de révolte... Je suis un perdant né en somme.
Même ma mort virtuelle en joute ne rapporte aucun point à
l'équipe adverse ! C'est dire si mon existence est vaine...
Quant aux
Grands du
Royaume, ceux qui financent les jeux et désignent leurs
équipes de
Gladiatores, on ne les voit jamais. Seule l'Arène
nous est visible à nous, ceux qui meurent pour les
distraire... Je n'ai donc même pas la satisfaction de savoir
que mes recherches de positions d'agonies plaisent ou pas...
Et puis...
Ho ! De la lumière
! Les cellules sont éclairées ! Les autres s'éveillent
dans un fatras inexplicable... une joute va commencer !
Vite, on saute à
bas de nos couches, on s'aligne proprement en attendant que l'on nous
trie et que l'on nous répartissent au hasard dans une Equipe.
La tension est palpable : chacun se jauge... Les blasons s'observent
: il y a quatre grandes familles de
Gladiatores. Une par
Grand du
Royaume. Mais nous serons mélangés par le triste sort
qui régit chaque joute. Au gré des joutes, nous serons
tantôt partenaires, tantôt adversaires... Seuls les plus
forts ont l'air détendus, sûrs d'eux et de leur
puissance : il leur reviendra plus souvent qu'à mon tour de
donner la mort virtuelle...
Bah ! Cette fois ci je
tomberai à la renverse, les bras en croix ! Cela changera...
Pfff... vie de mer...
Ha, ça y est : je
suis choisi ! Je regarde les autres membres de mon équipe : il
y a de nombreux blasons noirs, comme le mien. C'est souvent un
avantage d'être ainsi avec les Gladiatores de même blason
: des combinaisons sont possibles afin de nous rendre plus forts sur
la Lice.
Mais pas le temps de
penser à ça : la joute commence ! Dans mon équipe,
on nous classe par valeur. Je suis donc logiquement relégué
tout au fond... Qui débutera la Joute ? Quel
Gladiatores
sortira en premier du couloir attribué à notre équipe
et au-dessus duquel doit se tenir, majestueux j'imagine, l'un des
Grands ? D'autres combattants des autres équipes doivent déjà
être en place : on entend des combats dans la Lice... Sans
doute notre équipe sera la dernière des quatre à
jouer pour ce round.
Mon nom ! On a crié
mon nom ! «
Seven » ! Je m'élance, mes
« armes » en mains : une longue lance à
la pointe protégée et un bouclier de bois léger.
Il n'est pas question que l'on se blesse : nous avons trop de valeur
en tant que
Gladiatores. Mais ces armes factices font partie du
rituel.
J'entre dans l'Arène.
Le vert vif de la Lice me saisi, comme à chaque fois. Je suis
presque aveuglé par la clarté environnante après
tous ces jours de confinement. Mais je vois mon adversaire... Il se
tient là, devant moi, le manche de sa lance fiché dans
le sol. A ses pieds reposent déjà deux victimes : une
combattante au blason rouge et un Souverain à la barbe
blanche, mais au blason noir. Mon regard croise celui de mon
adversaire et je tressaillie : ses yeux sont froids comme l'acier, il
est sûr de lui... Je l'ai reconnu : c'est
Astyanax, l'un des
Gladiatores de haut niveau de notre
ludus. Je n'ai aucune
chance... Oui, tomber à la renverse sera du meilleur effet
face à lui...
Je m'avance donc,
courbant l'échine et feintant, lançant ma lance en
avant par provocation. Il esquive avec nonchalance, c'est presque
trop facile pour lui. Il fait alors tournoyer sa lance d'une seule
main, avec une dextérité impressionnante. Je me tiens
prêt... Il frappe, je dois mourir...
Mais... ?
Qu'ai je fait !?
Mon bouclier ! Je viens
de parer son attaque foudroyante avec mon bouclier ! La pointe de sa lance,
pourtant non affutée, s'est enfoncée dans le bois :
je viens de désarmer
Astyanax !
Vite ! Je dois me
remettre de ma surprise et contre-attaquer : j'abandonne mon frêle
rond de bois désormais inutile et harcèle mon
adversaire désarmé. Il se défend bien le bougre
! Il saute, plonge, esquive... mais j'ai l'avantage ! Ça y est
! Je le tiens ! J'ai fait semblant de le frapper d'estoc et je l'ai
fait trébucher avec la hampe de mon arme.
Il n'est pas habitué,
lui, à mourir en Lice ! Il me regarde interloqué,
stupéfait... Désormais je le tiens en respect avec la
pointe de ma lance : je peux lui épargner la mort et le
ramener vivant à mon camp, les points seront les mêmes.
C'est donc triomphant
que je ramène
Astyanax vers mes camarades d'équipe, lui
faisant même porter les corps des deux autres
Gladiatores « morts » dans ce round. Mon rêve est
devenu réalité ! Je viens de faire remporter à
mon équipe une vingtaine de points et de vaincre une pièce
maîtresse des équipes adverses ! Mes camarades
m'acclament ! Je vois même le Souverain au blason noir, tombé
en combattant
Astyanax relever discrètement la tête et me
faire un clin d'œil. Il prend des risques : on ne peut normalement
« revenir à la vie » qu'à
la fin de tous les rounds, après le comptage des points. Mais
je m'en fiche ! Je lui souris en retour, fier comme un coq !
Ma vie
est nulle, certes : mais ce moment de gloire me tiendra chaud dans
les longues heures d'attentes qui sont devant moi !
Au-dessus de Seven, bien
au-dessus, les quatre « Grands » discutent... :
La vache Maurice !
Si tu me sors un coeur dans cette partie, je ne joue plus jamais
avec toi !
Ha mais non, mon
vieux... du coeur, j'en ai pas ! Même ma femme me le dit
souvent alors !
Les trois autres
s'esclaffent.
N'empêche :
commencer une belote coinchée avec une coupe franche
et prendre un as de coeur avec un sept d'atout, t'avoueras, c'est
rare ! T'es en veine...
Ben, j'ai pas de
coeur, mais c'est pas pour ça que je suis cocu pour autant,
hein ! Allez, assez bavarder. A moi de jouer ! Finissons cette
partie !
Et Maurice tira une autre
carte de son jeu pour la déposer sur le tapis de feutre vert...